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C’était vendredi. Comme à son habitude, John Hopper se dirigeait
vers le Palace, le vieux cinéma de son quartier, qui offrait encore des films
de qualité. Dans le temps, où il était encore flic, le cinéma était toujours
bondé le week-end. Aujourd’hui les gens préfèrent les grands multiplexes
en dehors des centres-villes où Spider man rivalise avec Star Wars. Le
monde a bien changé se dit John Hopper en arrivant au Palace où seuls
quelques habitués viennent encore. Ici, il connait Lauren, à l’accueil,
toujours souriante. Il y a aussi Georges, le patron qui salue
personnellement chaque client à l’entrée des salles. Et sans oublier Carlos
le projectionniste, un bon ami de John.
Mais aujourd’hui la séance n’allait pas se passer comme d’habitude.
Le film allait se jouer dans la salle pour John. Cette soirée allait être
spéciale. Cela faisait longtemps qu’il espérait ce jour où il coincerait
l’enflure qui a tiré sur son coéquipier il y a quinze ans déjà. John est à la
retraite depuis 10 ans mais il n’avait jamais réussi à résoudre cette
affaire. Il a dû rendre son insigne avec ce lourd fardeau de ne pas avoir
vengé Nick Anderson, son coéquipier depuis toujours. Ils ont monté les
échelons ensemble, partagé les coups durs comme les victoires. Ils étaient
soudés pour la vie.
Il salua Lauren, Georges et même Carlos qui passait par le hall, lui
serra la main. John sentit son cœur se serrer. Il devait le faire mais
embarquer son copain Carlos dans cette foutue histoire, ne lui plaisait pas
du tout. Il resta quelques instants à regarder les affiches. Il attendait
quelqu’un, son nouvel « ami », Mike Fisher. Enfin, c’est l’identité qu’il lui a
donnée. Cela fait plusieurs mois que John voit cet homme le vendredi soir
dans ce cinéma. Lui aussi doit aimer les vieux films américains. Se
croisant et se recroisant, ils ont fini par se saluer puis discuter un peu.
Bien sûr John n’a pas pu s’empêcher de farfouiller un peu dans sa vie, vieille habitude de flic. Il ne se sont jamais vus en dehors du cinéma.
Chacun gardait une réserve, une distance, surtout Mike. C’est cela qui a
mit la puce à l’oreille de John. Son instinct de flic fonctionnait encore. Et
cette fois-ci, la chance était de son côté, il comprit assez vite qu’il
s’agissait de l’assassin de Nick, son ami Nick, son frère d’armes, son
coéquipier pour qui il aurait pu donner sa vie.
Mike Fisher arrive enfin. Ils avaient décidé pour la première fois de
regarder un film ensemble. Tous les deux étaient fan de Clint Eastwood.
Ils entrèrent ensemble dans la salle et s’assirent l’un à côté de l’autre.
Heureusement John avait gardé son flegme imperturbable et rien ne
suggérait en lui la tempête qui le dévastait à l’intérieur. Ils échangèrent
quelques banalités. John se demandait quand même si Mike l’avait
reconnu. A l’époque, il était passé à la télé et dans les journaux. Même si
c’était plutôt son chef qui parlait aux médias, son visage était apparu
quelques fois en arrière-plan.
Le film commença. Il fallait encore attendre une heure que les gens
soient bercés par le film… Une heure plus tard, le noir complet envahit la
salle. John n’ayant rien perdu de ses réflexes d’autrefois sortis un couteau
de son blouson et d’un geste précis, poignarda le tueur de flic en plein
dans le foie puis une deuxième fois en plein cœur. Les gens commençaient
à se lever se demandant pourquoi la coupure de courant s’éternisait. John
en profita pour sortir par la porte de derrière. Il avait terminé son travail
et n’avait aucune envie de se faire cuisiner par ses anciens collègues avec
l’arme du crime sur lui.
L’inspecteur Martinez et son équipe arrivèrent sur les lieux du crime.
La scientifique était déjà en plein travail. Les policiers interrogeaient les
quelques personnes encore présentes sur les lieux après la découverte du corps. La plupart était rentrée chez elles dès que Carlos avait annoncé
qu’il ne comprenait pas d’où venait la panne et que la séance était
annulée et remboursée. La victime s’appelait Mike Fisher. Il avait ses
papiers sur lui mais l’enquête révèlera assez vite qu’il s’agissait de faux
papiers. L’arme du crime d’après le médecin légiste était un couteau de
chasse. Mais l’autopsie révèlera plus d’informations. Le geste du tueur
avait été rapide et précis. Pas le geste d’un amateur impulsif. L’homicide
avait été calculé et exécuté de sang-froid. La salle ne possédait pas de
camera. C’était un vieux cinéma qui fermerait certainement bientôt. Mais
le patron Georges connaissait la plupart des fidèles clients et a pu donc
faire une liste rapide à l’inspecteur. Malheureusement il ne connaissait
souvent que les prénoms. Il fût convoqué dès le lendemain au poste de
police afin d’établir les portraits robots. La scientifique, de son côté,
identifiera par l’ADN ou les empreintes les personnes déjà fichées à la
police. Et l’assassin était soit un criminel fiché, soit il était passé entre les
mailles du filet ou alors c’était un chasseur qui avait une grosse dent
envers ce Mike Fisher.
Carlos était mal à l’aise. Il ne savait pas trop s’il devait prévenir la
police que le voisin de Mike était ce soir, l’ancien inspecteur John Hopper.
Il ne pouvait pas croire lui-même que John avait pu commettre cet
assassinat, en plus dans son cinéma. Bien sûr, les flics ont leurs histoires,
leurs vieilles rancunes et ils savent des choses que le commun des mortels
comme lui ignore. Mais ce n’était pas le John qu’il connaissait. Quand
l’inspecteur Martinez l’a interrogé, il a prétendu qu’il n’a pas fait attention
si une personne accompagnait la victime. Pourquoi y aurait-il prêté
attention ? C’était tous les soirs le même boulot qu’on finit par faire
machinalement.
Le lendemain matin, au poste de police, l’inspecteur fit un debrief
rapide. Pour l’instant, on savait que Mike Fisher était en réalité Rodrigo
Sanchez, fiché pour divers vols dans sa jeunesse mais rien ne justifiant
d’être poignardé vingt ans plus tard. Georges, le patron du cinéma ne
ménageait pas ses efforts pour établir les différents portraits des clients
présents afin que la police puisse lancer une recherche de témoins. Le
médecin légiste s’activait pour rechercher quelle arme exacte avait été
utilisée. Plus tard dans la matinée, un premier indice fit frissonner
l’inspecteur. Le portrait de son prédécesseur, l’inspecteur John Hopper.
Georges le patron du cinéma, était catégorique, il savait qu’il avait été flic.
Mais aussi catégorique : sa présence n’avait rien à voir avec l’homicide.
Pour Martinez, cette coïncidence sonnait fausse. Il connaissait Hopper.
C’était un flic à l’ancienne au caractère bien trempé. Il savait qu’il avait
perdu son coéquipier. Il savait que l’assassin n’avait jamais été identifié.
Un règlement de compte entre cartels de la drogue. Une balle perdue.
Pourtant depuis sa retraite anticipée, il n’avait plus entendu parler de lui.
Et Georges n’avait que des éloges pour Hopper. Martinez allait
personnellement interroger à domicile John Hopper, inspecteur à la
retraite.
John Hopper était rentré chez lui juste après avoir commis
l’assassinat du bourreau de Nick, en prenant garde comme on lui avait
appris à l’école de police, de ne pas être suivi. Arrivé chez lui, il nettoya
l’arme du crime très soigneusement et dans les règles. Demain, il ira
rendre visite à son père, un chasseur invétéré, désormais en maison de
retraite et atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce couteau était son préféré
et il avait été autorisé à le garder sous clé, à condition que l’ancien
inspecteur en garde la clé. Personne n’irait chercher un couteau dans une
maison de retraite et de toute façon aucun résidu de sang ou d’ADN ne
serait trouvé. Et son père ne se souvenait que de rares fois de posséder
encore son couteau fétiche.
Samedi après-midi, en tout début de journée, Martinez frappa à la
porte. John Hopper l’attendait. Il savait que Georges, Lauren ou Carlos se
souviendraient qu’il était présent hier soir comme tous les vendredis soir.
Il avait même une carte de fidélité. Pour dix séances achetées, une
offerte. John accueillit l’inspecteur très cordialement. Il ne l’aimait pas
vraiment. Trop protocolaire. John joua franc jeu. Il était au cinéma hier et
quand la panne d’électricité eu lieu, il commençait déjà à s’assoupir
devant le film. Il a attendu cinq minutes et a préféré rentrer sans
demander son reste. Il a vu aux infos l’homicide et compter se rendre au
poste cet après-midi comme témoin potentiel. Mais ce matin c’était jour
de visite à la maison de retraite de son père. Le pauvre allait mal. Il ne
voulait pas reporter. De toute façon au cinéma, il n’avait rien vu. La
nouvelle l’avait attristée. Il croisait souvent ce type, adepte comme lui des
séances du vendredi soir. Pourquoi mentir ? Même un policier moyen
aurait fait le rapprochement. Martinez lui apprit qu’il s’agissait enfaite
d’une petite frappe qui avait il y a longtemps commis quelques vols. Juste
pour voir la réaction d’Hopper. Mais celui-ci savait jouer. Non, il l’ignorait.
Pour lui c’était Mike Fisher, prof de français à la retraite. Ils s’étaient juste
parlé quelques fois. Hopper voulut savoir s’il connaissait le mobile du
crime, histoire de se rassurer. Martinez objecta le secret professionnel.
Aucune fuite pour ne pas nuire à l’enquête. Mais on n’apprenait pas à un
vieux singe à faire des grimaces. Hopper était rassuré.
Une fois Martinez parti, John Hopper repensa au jour où il réalisa
que c’était Mike le tueur de son coéquipier. John avait beau être flic, il en
n’était pas moins cultivé. Quand Mike lui apprit qu’il était prof de français,
il ne put s’empêcher de citer un grand auteur et aussitôt il comprit que
Mike ne connaissait pas plus la littérature que lui la physique quantique.
Ce qui confirma sa première intuition qu’il avait bien quelque chose à
cacher. John décida d’enquêter, pour s’occuper, par habitude, parce qu’il avait encore un réseau d’informateurs, sans vraiment penser trouver
quelque chose. Et très vite en montrant une photo prise à la dérobée – on
a beau être vieux jeu, les nouvelles technologies ont du bon aussi – un
ancien indic le reconnut de suite. C’est Rodrigo Sanchez, un homme de
main du Cartel de Sinaloa. Le même cartel présent le jour où Nick
Anderson perdit la vie. Bien sur rien ne prouvait que Mike/Rodrigo était là
et qu’il avait directement tiré sur Nick. Mais la douleur de cette plaie
réouverte laboura un peu plus chaque jour les entrailles de Hopper. Était ce une coïncidence ? Ou un signe de la providence ? En creusant encore
un peu plus, il finit par apprendre par un ex membre du gang, plutôt du
genre jaloux, que c’était bien Rodrigo qui avait tiré. Ce n’était pas une
balle perdue ! Rodrigo s’était retrouvé face à Nick et avait tiré tout
simplement. Mais l’affaire avait fait grand bruit. Un flic mort en plein
règlement de compte entre gangs. Rodrigo a été mit à l’écart par le chef
du Cartel de Sinaloa : il continuait les combines mais il n’était plus sur le
terrain. Il se fit alors oublier et la police ne remonta jamais jusqu’à lui. De
plus une grosse affaire de tueur en série surmédiatisée avait vite prit le
relais.
John Hopper pensa un moment prévenir la police. Puis il se souvint
comment on l’avait poussé à prendre sa retraite anticipée pour cause
d’instabilité suite au traumatisme de la mort de Nick. Le psy avait
diagnostiqué « stress post-traumatique ». Des années pour reprendre un
semblant de vie ordinaire, pour ne plus ressasser le jour de la fusillade, la
mort de son coéquipier, l’enquête bâclée et le coup de pied vers la sortie
après plus de vingt ans de loyaux services.
John Hopper passa des mois à ruminer ce qu’il pouvait faire, ce qu’il
voulait faire, ce qu’il devait faire. Il pensa à le filer un soir en sortant du
Palace mais on aurait pu le surprendre. Et s’il rejoignait le Cartel, John courrait droit dans la gueule du loup. Le seul endroit et le seul moment où
il était sûr de le trouver seul, était au cinéma le vendredi soir. Au hasard
d’une lecture, il eut l’idée de la panne de courant afin de vite fuir avec
l’arme du crime. Il paya grassement le dealer qui a balancé Rodrigo sans
aucun remord pour trafiquer le vieux générateur électrique du cinéma.
Faire confiance à une balance était un risque mais John s’impatientait de
trouver l’idée du siècle et après tout, la vengeance de Nick méritait ce
risque. En prison, les flics sont dans des quartiers sécurisés. Certaines ont
même des cinéclubs.
Le médecin légiste finit par identifier le type de couteau. Il s’agissait
d’un Cudeman Bush line avec une lame de vingt centimètres, idéal pour
chasser le cerf. Mais il n’y a pas de cerfs ici à Chicago. L’arme du crime ne
fut jamais retrouvée. Personne ne savait que le père de John avait été
chasseur dans une autre vie, dans un autre Etat. Connaissant sa maladie,
la police n’a même pas essayer de l’interroger. Et enquêter sur un ex
inspecteur n’était pas vraiment bien vu. Rodrigo finit par être relié au
cartel de Sinaloa. Mais une balle perdue est une balle perdue. Et personne
n’alla jusqu’à faire un rapprochement parce qu’au fond si Rodrigo Sanchez
était bien le tueur de Nick Anderson, alors ce n’était que justice. Pourtant
John Hopper n’avait pas d’alibi. Même pire que ça, son alibi était la scène
de crime. Mais les hommes voient ce qu’ils ont envie de voir, ce qu’ils
peuvent voir, car une fois qu’on sait, on est obligé d’agir. Et personne
n’avait envie d’envoyer John Hopper en prison.